Interpréter jusqu'où (Gretorep 2022-2023)

 

Voilà plus de 40 ans que le Gretorep existe et qu’il subsiste bien que le dialogue entre préhistoriens et psychanalystes soit parfois difficile. Cela est dû à l’emploi de mots comme « hallucination » ou « fantasme » qui ont un sens précis pour les psychanalystes, mais n’ont qu’un sen trivial pour les préhistoriens. « Interprétation » fait partie de ceux-ci.

Les psychanalystes ont coutume de dire que tout est interprétation. Sans doute ont-ils raison. Voilà bien un sujet sur lequel nous tirerions tous profit à réfléchir ensemble au cours des prochains séminaires du GRETOREP. Préhistoriens spécialistes de l’art, artistes, anthropologues et psychanalystes ont des formations et des présupposés différents qu’il sera intéressant de confronter en mettant au cœur du débat la difficulté de l’interprétation qui est un obstacle majeur dans nos discussions qui tournent parfois à l’incompréhension. Il n’existe pas de donnée brute : toute observation doit être interprétée par un esprit humain, mais il existe une infinité de niveaux d’interprétation. La démonstration d’un théorème est déjà une interprétation, mais interpréter un bison comme l’expression d’un principe féminin repose sur des considérations qui sont en partie extérieures aux données elles-mêmes.

La perception visuelle est déjà une interprétation

L’interprétation commence dès que l’on aborde le mécanisme de la perception visuelle. L’œil ne perçoit que des formes colorées et c’est le cerveau qui a la charge d’interpréter ces formes en fonction des expériences vécues. Une image en deux dimensions ne devient signifiante qu’à la suite de ce travail de reconstruction mentale. C’est ce que voulait dire Magritte dans son célèbre tableau : « Ceci n’est pas une pipe ».

Au cours de nos visites de grottes ornées, nous avons souvent fait l’expérience de cette difficulté première devant les images préhistoriques, peintes ou gravées. En général, une image préhistorique ne répond pas aux codes visuels auxquels notre civilisation nous a habitués. C’est l’expérience du préhistorien qui lui permet de reconnaître au premier coup d’œil, une corne de bison ou une bosse de mammouth. Il faut que l’œil du psychanalyste se familiarise avec ces conventions graphiques pour être à son tour capable de les identifier. Mais reconnaissons que, déjà à ce stade élémentaire, il y a parfois place pour des interprétations divergentes. Les préhistoriens se querellent fréquemment à propos de telle ou telle figure : l’un y voit un capriné, l’autre un cervidé, pour ne rien dire des figures par nature ambiguës que sont les anthropomorphes bestialisés.

Cette première interprétation visuelle nous ramène inexorablement vers la définition du signe de Charles Peirce. Un signe est quelque chose (qu’il appelle le representamen) qui tient lieu de quelque chose (l’objet) pour quelqu’un (qu’il appelle l’interprétant). L’originalité du schéma de Peirce tient dans la place de l’interprétant. Pour lui, le representamen a pour seul but d’activer une interprétation. Celle-ci est toujours fluctuante. Elle s’appuie sur des codes de reconnaissance et des conventions graphiques, mais elle dépend en dernière analyse de l’expérience perceptive de l’interprétant, de ce qu’il sait de l’objet ou de ce qu’il déduit du contexte à un moment donné. Le plus souvent l’interprétation est différente pour l’émetteur et pour le récepteur, d’où le caractère approximatif de la communication. Pour Peirce, une image n’a pas de signification propre, elle n’est qu’un stimulus qui induit des interprétations chez ceux qui la regardent. Voilà une question que nous devrons placer au cœur de nos débats.

Une question qui nous ramènera vers le caractère individuel de toute interprétation est celle de la paréidolie qui consiste à reconnaître dans des formes naturelles des constructions familières. Les préhistoriens sont constamment confrontés à cette difficulté, car les préhistoriques sont les premiers à avoir joué avec cette ambiguïté. L’utilisation des reliefs naturels de la roche fut sans doute pour eux une source d’inspiration (Sauvet et Tosello 1999). Ne cachons pas que certains préhistoriens succombent parfois à la paréidolie en croyant identifier des figures sorties de leur seule imagination. Sans parler des formes cliniques les plus sévères susceptibles d’intéresser les psychanalystes comme les délires de Bernie Taylor qui voit des girafes, des crocodiles et des macaques dans la grotte d’El Castillo ! (https://www.youtube.com/watch?v=oPCR5TXH1bg&list=PL6mVz5K33hlWdMtyK5pF8XHpfkN_qJsgI&index=3)

Contextualiser une œuvre d’art est une interprétation

Mais les difficultés vont bien au-delà de l’identification des motifs. Si le but est de faire un véritable travail d’anthropologue visant à comprendre les motivations qui ont poussé l’artiste préhistorique à créer, il faut remettre chaque motif dans son contexte. Quels sont les autres motifs qui l’entourent ? Comment la topographie et la morphologie du lieu influent-elles sur la composition d’ensemble ? De vastes compositions comme la Rotonde de Lascaux ou le Salon Noir de Niaux nous invitent à nous poser la question de la structuration de l’espace et de la « mise en scène ». Comment la mettre en évidence ? André Leroi-Gourhan (1965) s’est attaché à démontrer que l’organisation de l’espace faisait l’objet d’un projet global et il y est partiellement parvenu. A ce stade, la démonstration tient la route, mais il a lui aussi succombé aux sirènes de l’interprétation en proposant un schéma explicatif basé sur l’opposition de deux principes mâle et femelle, le cheval étant détenteur du potentiel mâle et le bison, celui de la féminité. Rétrospectivement, il est amusant de constater qu’Annette Laming-Emperaire (1962) propose une interprétation inverse, ce qui montre la fragilité de toute interprétation conceptuelle que l’on tente de plaquer sur des données dont le sens nous échappe.

Interpréter, c’est trahir

Il faut être conscient que le sens donné par les artistes préhistoriques à leurs créations nous échappe à jamais. Erwin Panofsky (1965) est très explicite sur ce point : une culture ne peut être comprise que de l’intérieur. Pour comprendre une scène, supposée mythique, de l’art paléolithique, il faudrait être « familiarisé avec l’univers des coutumes et des traditions culturelles, propres à une certaine civilisation » (Panofsky 1967 : 15). Il faut avoir été immergé dans tous les méandres de cette culture pour être capable d’en percer les secrets. Nous en sommes, bien entendu, incapables. Nous ne connaissons presque rien de ces sociétés de chasseurs-cueilleurs (Étaient-elles nomades ou sédentaires ? Égalitaires ou hiérarchisées ? Monothéistes ou polythéistes ? Étaient-elles matrilinéaires? Quelle était la place des femmes ? etc.). Notre sort est comparable à celui des aborigènes des brousses australiennes qui, confrontés à la Cène de Léonard de Vinci, n’y verraient qu’un groupe d’hommes à table, pour reprendre l’expression de Panofsky. Beaucoup de préhistoriens ignorent malheureusement ces préceptes. Leroi-Gourhan lui-même nous engage à ne pas nous laisser aller à interpréter les œuvres préhistoriques à la lumière de notre propre culture « en les travestissant en Australiens pour sociologues du XIXe siècle » (Leroi-Gourhan 1971 : 79).  L'interprétation d'une œuvre d'art préhistorique comprend trois étapes successives: 1) l'artiste créateur interprète le monde en proposant une transposition symbolique ; 2) le spectateur préhistorique possède toutes les clés culturelles pour en déchiffrer à son tour le sens ; 3) pour l'observeur aujourd'hui : « les différences culturelles ne devraient pas l’empêcher de retrouver une communauté d’expérience propres à tous les hommes », selon Gibeault et Vialou (2016), mais ce dernier point est très discutable.

Une interprétation universelle est-elle possible ?

Certains préhistoriens pensent qu’il est (ou qu’il sera) possible de parvenir à une « analyse interprétative de certains comportements universels » en s'intéresasnt aux "morphèmes universaux inscrits dans l'inconscient collectif " (M. Otte 2015).  D'autres comme J.L. Le Quellec (2015) s'intéressent aux récurrences dans les mythes ethnographiques. Il semble que cette position extrême s’apparente à la quête des archétypes de Jung, mais de cela aussi, il faudra que nous en discutions. Notons que tous les préhistoriens ne sont pas d’accord.

Parmi les questions que nous aurons l’occasion de nous poser, on peut citer :

• A quoi servent les interprétations s’il y en a autant que d’interprètes ? (cf. les dizaines d’interprétations de l’homme du Puits de Lascaux rassemblées par J.-L. Le Quellec, 2017).

• Puisque l’interprétation est omniprésente, de la reconnaissance des motifs à l’analyse des compositions, jusqu’à quel point celle-ci est-elle légitime et fondée sur des critères objectifs et à partir de quel moment il s’agit d’élucubrations gratuites sans fondement et sans profit pour l’archéologie ? Comment éviter le syndrome de Leroi-Gourhan ?

• Pourquoi sommes-nous à ce point intéressés par l’interprétation ? Pourquoi est-il si difficile d’admettre que nous ignorons tout de la pensée de nos ancêtres ? Chacun est-il persuadé qu’il détient la vérité et que sa propre interprétation prévaut sur celle des autres ? Mais là, nous entrons dans le domaine de la psychologie, et la question ne sera pas posée.

• Existe-t-il un domaine scientifique exempt de toute interprétation ? « Eppur si muove » disait Galilée. La suite lui a donné raison. Mais combien de certitudes d’hier sont aujourd’hui remises en question par de nouvelles découvertes (y compris dans le domaine archéologique).

• D’un point de vue anthropologique, nous devons être conscient que chaque existant, humain ou non-humain, voit le monde selon son propre point de vue. L’approche de l’anthropologue brésilien Viveiros de Castro (2009) sur le perspectivisme amérindien et sur les différentes interprétations du monde réel qui est le propre de chaque espèce devra nous interroger. Question corollaire : sommes-nous bien conscients que nous sommes enfermés, à notre corps défendant, dans une ontologie, que celle-ci soit animiste, totémiste, analogique ou naturaliste (Descola 2005) ?

Références

Descola Ph. (2005). Par-delà nature et culture. Ed.  Gallimard.

Gibeault A., Vialou S. (2016). Regards croisés sur l'art préhistorique. In L'origine des représentations. Regards croisés. Ed. Ithaque, Paris

Laming-Emperaire A. (1962). La Signification de l'art rupestre paléolithique. Ed. Picard, Paris.

Le Quellec J.-L. (2015). Peut-on retrouves les mythes préhistoriques? L'exemple des récits anthropogoniques? C.R. Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 2015-I, p. 235-266.

Le Quellec J.-L. (2017). L’homme de Lascaux et l’énigme du puits. Ed. Tautem

Leroi-Gourhan A. (1965). Préhistoire de l'art occidental (1ère éd.), Ed. Mazenod, Paris

Leroi-Gourhan A. (1971). Les religions de la Préhistoire (2ème éd.), Presses universitaires de France, Paris

Otte M. (2015). Sémantique et sémiotique des arts préhistoriques. Quaderni di Semantica, 1, p. 195-205

Panofsky E. (1967). Essais d'iconologie. Ed. Gallimard, Paris (Ed. originale, 1939, Studies in Iconology. Oxford University Press)

Sauvet G., Tosello G. (1999). Le mythe paléolithique de la caverne. In Le Propre de l'Homme, Lausanne: Delachaux et Niestlé, p. 55-90

Viveiros de Castro E. (2009). Métaphysiques cannibales. P.U.F.

Commentaire Janvier 2023